L’incident diplomatique. Leçon d’une méthode pour le design

Dans un texte sur l’exploration du concept et des pratiques de réflexivité en recherche, Vinciane Despret et de François Thoreau présentent

  • une enquête sur la réflexivité dans les sciences : sciences sociales et sciences dures (question pour Estelle, Max, Justine ! ) voir mon autre « post »: « Quels rapports entre réflexivité et design ?)
  • Une méthode d’enquête : l’incident diplomatique

La réflexivité : De la vertu épistémologique aux versions mises en rapports, en passant par les incidents diplomatiques, François Thoreau et Vinciane Despret Revue d’anthropologie des connaissances 2014/2 (Vol. 8, n° 2), pages 391 à 424

La méthode d’enquête est celle de l’incident diplomatique : Vinciane Despret et  François Thoreau doivent comprendre quelles sont les formes de réflexivité dans les sciences. Pour répondre à cette question deux méthodes classiques :

  • L’observation longue, la participation aux réunions, discussions, etc. pour saisir avec une grille ce que le chercheur/observateur considère comme réflexif dans les discours.
  • L’interview mais qui peut difficilement aborder la question de façon frontale et qui peut faire perdurer l’illusion que le chercheur en science sociale est plus réflexif que celui en science dure, et finalement ne pas saisir ce qui fait le « réflexif » dans la recherche.

Ils optent pour une troisième méthode : L’incident diplomatique. Dans l’énonciation, l’enquêteur se met à la fois du côté de l’interviewé et à distance de ses pairs en « déballant » et se démarquant de l’accusation récurrente dans les discours circulants : les scientifiques des sciences dures n’ont pas de posture réflexive. Cette provocation est accompagnée ainsi d’une complicité sous-jacente implicite dans les contenus mais explicite dans la posture entre interviewer et interviewé.

« Plus concrètement, nous avons décidé de leur faire une offre de « guerre » (Stengers, 2003 [1997]) en ouvrant chaque interview par un « incident diplomatique », protocolairement établi. Au début de chaque rencontre, nous allions annoncer, sans ménagement, que le but de notre venue était de vérifier ce qui implicitement circule dans notre communauté : que les scientifiques des sciences dites « dures » n’ont aucune forme de réflexivité. Si nos interlocuteurs acceptaient cette provocation et comprenaient implicitement qu’en l’affirmant de manière aussi claire, nous tenions à nous en démarquer ou à tout le moins la mettre à l’épreuve, cet incident diplomatique devait se transformer en une possibilité de pourparlers : l’incident diplomatique, si nos interlocuteurs en acceptaient le jeu, devait alors être compris et traduit en un « incident à visée diplomatique » : une offre de guerre pour construire une proposition de paix. Il s’agit en d’autres termes, comme le propose Latour, de passer d’une situation de guerre totale menée par des pacifistes absolus, à une situation de guerre ouverte qui offre des perspectives de paix véritable (Latour, 2000, p. 7). »

Cette organisation de l’énonciation se double d’une représentation. Plutôt que de répondre uniquement pour elle, la personne interviewée doit « représenter » les scientifiques (ses collègues) et imaginer leur réponse. La situation est ainsi dramaturgique, une mise en scène d’un espace public de débats sur la question.

Conclusion: poser des questions en tant que designer

Le piège que dénoncent Thoreau et Despret est celui de cadrer les réponses de l’interviewé(e). L’entretien constructiviste qui consiste à laisser ouvert les sujets de la discussion à l’interviewé(e) a l’avantage d’éviter l’écueil, mais l’inconvénient de ne peut être jamais aborder la question qui intéresse le/la chercheur/se. L’entretien « diplomate » est plus directif, mais il évite de donner les réponses à la place de l’autre. Le contrat de communication est d’abord un

  • « vous et moi » : on est dans le même bateau
  • mais je n’ai aucune certitude sur le sujet.

Il est ainsi basé sur une posture dialectique d’interview dans un horizon d’intercompréhension où la question est de définir ensemble ce que « réflexif » veut dire.

Cette posture est nécessaire dans ce contexte parce qu’en quelque sorte elle est assortie de la dimension performative de l’énoncé : en posant la question de la réflexivité en tant que chercheurs en sciences sociales, ils risquaient de sous-entendre qu’ils étaient les seuls à le savoir.

  • l’entretien est explicite sur la difficulté

« Nous avons imaginé que la solution, si elle devait être construite, devait passer par le fait de partager avec les scientifiques ce qui constituait notre problème et de créer avec eux un doute sur le bien-fondé de notre posture. Notre démarche a donc consisté à convier des scientifiques à imaginer ce que pourrait être, pour eux, la « réflexivité ». Notre question a donc partie liée avec la manière d’énoncer et de partager notre problème »

  • En tant que chercheurs en design

Poser des questions en tant que designers, nous ramènent exactement à la même situation d’enquête : en posant des questions sur la conception, on peut facilement être considérés comme des experts qui ont déjà la réponse à la question. Pour rencontrer nos interlocuteurs sur le plan de la conception, il faut donc saisir ce qui dans nos entretiens nous rapprochent (chacun a des espaces et  des méthodes de conception) et sur ce qui crée conflit.