Quels rapports entre réflexivité et design ?

Dans un texte sur l’exploration du concept et des pratiques de réflexivité en recherche, Vinciane Despret et de François Thoreau présentent

  • une enquête sur la réflexivité dans les sciences : sciences sociales et sciences dures (question pour Estelle, Max, Justine ! )
  • Une méthode d’enquête : l’incident diplomatique

La réflexivité : De la vertu épistémologique aux versions mises en rapports, en passant par les incidents diplomatiques, François Thoreau et Vinciane Despret Revue d’anthropologie des connaissances 2014/2 (Vol. 8, n° 2), pages 391 à 424

Les entretiens montrent les catégories de « réflexivité » que partagent sciences sociales et sciences dures :

  • Explicitation de la situation de recherche : expliquer le contexte et la posture de la/du scientifique,
  • Portée éthique des actions,

« Ce qu’elle [une interviewée] nous propose, relève de mouvements réflexifs très proches des nôtres : situer le propos et envisager la portée de ce que l’on fait. Nous sommes bien sur un terrain d’accord. »

En revanche une troisième forme de réflexivité apparaît qui n’est pas nécessairement linguistique :

« Mais un troisième mode apparaît qui, sur le moment, nous a partiellement échappé, car il nous est moins spontanément familier. Il s’agit de la question des choix opérés dans le contexte de pratiques matérielles.  Il nous apparaît, à la relecture, que Jacqueline Lecomte-Beckers articule de manière explicite les choix matériels à la question de la réflexivité : « Moi, je fabrique des choses, nous dira-t-elle. Donc, c’est vrai qu’il y a des choix qui sont importants au niveau matériel, effectivement. »

Il y aurait donc une réflexivité matérielle : qui passe par l’abstention de faire, de poursuivre, de commercialiser. Cette réflexivité matérielle engage le chercheur dans un débat intérieur sur la façon dont le produit sera utilisé ou la façon dont on communiquera sur lui.

« Le « réflexif » est « la possibilité de s’intéresser à des conséquences relativement indirectes de ce que nous pourrions appeler la « socialisation » d’un matériau ou d’un procédé. »

Mais le geste engagé par les scientifiques n’est pas un retour sur soi sans fin mais Une invitation à la discussion. Ce que Despret et Thoreau proposent d’appeler «réflexivité distribuée ».

« Chaque scientifique confère en quelque sorte à ces collègues objectant un droit de regard sur ce qu’il est en train de proposer : ils font parler d’autres qu’eux-mêmes là où notre propre définition de la réflexivité, en sciences sociales renverrait plutôt à un devoir de regard dont nous serions seuls responsables, un effort marqué par un retour intellectuel sur soi, accompagné par un geste introspectif de type rationnel, individuel et discursif ; C’est ce que nous appellerons la réflexivité distribuée qui a cette caractéristique particulière de se traduire par une mise en acte, où ces actes effectuent les objections projetées ou avérées des pairs. Ces gestes font exister, littéralement pour en prendre acte, ces objections. »

« La réflexivité, dans ce cadre, n’a plus la dimension de retour sur soi telle que nous avons l’habitude de le formuler. Elle se définit comme un retour sur les autres, un retour des autres. La dimension épistémologique se prolonge dans une dimension politique et collective. »

Conclusion : quel rapport avec le design ?

Ici j’aimerais élaborer à partir de cette question de la réflexivité pour aborder celle de la conception. En effet, le rapport de la réflexivité avec le design est flagrant. J’aborde cette question dans deux chapitres de mon livre Indiscipline of design : le chapitre 2, From Interactive Design to Reflective Design, et dans le chapitre 6 : sur Design as Debate.

  • Réflexivité tangible dans l’agir

Dans le chapitre 2 sur le Reflective Design, je discute à partir du texte de Schön_Designing as reflective conversation with the materials of a design situation la question du reflexive designer pour élaborer ma théorie « médiologique » du design.

Il me semble que la réflexivité est celle qui portée par un environnement matériel qui résiste au designer. Pierre-Damien Huyghe expliquant les textes du peintre Paul Klee   parle de « matrice de design » (plutôt que de projet) de design au sens où les matériaux s’articulent, se confrontent, pour faire naître une nouvelle composition non prédéterminée par la situation antérieure.  La « material agency » que nous avons continué de discuter avec Anne-Lyse Renon, soutient les espaces de design, parce que les matériaux du design (qu’ils soient numériques, imaginaires, tangibles) répondent (« talk back »).

  • Réflexivité par le débat

Dans le chapitre 6 Design as Debate, j’ai analysé tous les chemins de la mise en débat qu’il m’a été permis de relever : chez les chercheurs en ingénierie, les designers, et les artistes. Du point de vue du design, la question est de savoir comment les parties prenantes autorisent une forme de déstabilisation par la confrontation autour de leur production et comment cela soutient la générativité du projet de design. À cet égard, les concepteurs non seulement produisent des objets, mais produisent des «choses» dont l’identité est en question, d’où la nécessité de débats approfondis qui contribuent à l’invention.

La mise en œuvre de la « réflexivité distribuée » est évidente dans tous les projets de recherche en ingénierie  et de design pour plusieurs raisons :

      • Raisons épistémologiques : les projets de recherche en ingénierie associent des disciplines différentes non seulement avec des points de vue différents sur le sujet de recherche mais aussi des disciplines qui se sous-déterminent les unes et les autres pour créer un nouvel l’objet final non prédéterminé par les disciplines d’origine.
      • Raisons éthiques : la recherche en ingénierie et en design crée ses propres objets complexes et crée de la connaissance à partir de ces objets qui modifient le monde vécu. Les objets de sciences de l’ingénieur et du designer sont toujours cognitifs et éthiques.

Les moyens pour s’engager dans l’invention sont ainsi soit tangibles et techniques (comme l’a démontré Simondon), « distribués » au sens de Despret et Thoreau ou « adversarial » et « agonistique » au sens que Max Mollon a creusé dans sa thèse (en reprenant les termes de Carl di Salvo et Chantal Moufle).

Un très bon article de Charlotte Morel du collectif Bam complète ces perspectives.