Les produits peuvent-ils être persuasifs?

Le chercheur en design, Nathan Crilly développe depuis longtemps une théorie communicationnelle du design. Nonobstant le fait qu’il s’appuie sur un modèle de la communication assez limité (émetteur, canal, récepteur)  il s’intéresse, dans la lignée de Buchanan, à ce que les objets nous disent.
Dans son article « Do Users Know What Designers Are Up To? Product Experience and the Inference of Persuasive Intentions »,  il étudie la façon dont on peut étendre les leçons de la rhétorique (linguistique) au visuel (visual rhetoric) et au tangible. Il s’agit de voir ce que la rhétorique comme cadre théorique nous permet de comprendre de nos relations aux objets et en particulier si l’on peut parler de stratégie de persuasion des objets.

L’objet : canal de communication entre le designer et l’utilisateur

Pour Crilly, l’objet est un « canal » qui permet au concepteur de dire à l’utilisateur ce qu’il doit / peut faire de l’objet.
Ici les notions d’information versus persuasion ne sont pas claires. Un objet donne des informations (on dirait « sémiotise à l’écran » (Jutand, 2011) ses propriétés) pour créer des « affordances » ou bien il « persuade » en hiérarchisant ou en insistant, c’est-à-dire en multipliant les signes pour que l’utilisateur comprenne bien l’importance de certaines de ses interactions avec le produit : c’est ce qui est souvent appelé la « sémantique des produits ».
Ces études de sémantique des produits mettent l’accent sur 4 points :
(i) les caractéristiques et les personalités que les utilisateurs attribuent aux produits (« the characteristics and characters that people assign to products (e.g. Blijlevens, Creusen, & Schoormans, 2009; Chuang & Chen, 2008; Malhotra, 1981; Mugge, Govers & Schoormans, 2009),
(ii) les différents types d’inférences en fonction des personnes, « the different assignments that different people make (e.g. Hsu, Chuang & Chang, 2000),
(iii) les relations entre les inférences et les attributs des produits, « the relationship between the assignments made and the products’ attributes (e.g. Desmet, Ortíz Nicolás, & Schoormans, 2008; Hsiao & Chen, 1997; Petiot &
Yannou, 2004)
et (iv) la différence entre les inférences qui étaient prévues et celles qui se passent en pratique. « the relationship between the assignments made and the assignments that were intended (e.g. Govers, Hekkert,& Schoormans, 2002).
Ce qui n’est pas étudié c’est
(v) comment les personnes se représentent les intentions des designers sur ce qu’elle vont inférer. »The assignments that people think that they were intended to make or the relationship between those inferences and the first four issues listed above.
Crilly explique ainsi que nous (les utilisateurs), nous faisons des hypothèses sur les intentions « perlocutoires » des auteurs (la marque, l’entreprise, le designer) quand nous utilisons des produits et services (il voudrait que je fasse ça, il pense que je pense ça…)

Comment étudier cette question ?

Premier problème de cette hypothèse c’est qu’elle dépend aussi de la connaissance que les personnes ont du design ! Pour le dire autrement : il faut que les personnes puissent se faire des remarques du type : pourquoi ont-ils/elles choisi ce type de crampon pour fabriquer cette raquette plutôt qu’un autre ? Ils/elles auraient pu choisir un autre matériau pour faire se revêtement, qu’est-ce qu’ils attendent de moi ?  Evidemment, cette question fait sens en particulier dans le cadre de design de service où les intentions des « auteurs » sont toujours questionnables.
Crilly part donc des recherches sur la façon dont les personnes perçoivent l’intention des « auteurs » en publicité avant d’aborder ce que l’on doit en penser en design.
Après avoir expliqué le modèle qui repose de part (auteurs ou « agents) et d’autre (récepteurs ou « targets ») sur une triple connaissance : celle du produit, celle des parties prenantes, celle des formes et enjeux de la persuasion, Crilly aborde les objets en reconnaissant qu’ils sont bien moins facilement communiquant que les discours et les images et donc que les connaissances sur la persuasion sont moins facilement mobilisables. « Products are often less articulate in the claims they make ».
Crilly propose ainsi une adaptation des méthodes utilisées pour l’analyse des discours qu’il applique aux objets.

Conclusion : mieux comprendre les objets

La théorie communicationnelle de Crilly permet d’établir un continuum entre discours et objets et de mieux comprendre la diversité de nos interactions et de nos interprétations.
Finalement il propose une excellente bibliographie sur ces questions.

L’incident diplomatique. Leçon d’une méthode pour le design

Dans un texte sur l’exploration du concept et des pratiques de réflexivité en recherche, Vinciane Despret et de François Thoreau présentent

  • une enquête sur la réflexivité dans les sciences : sciences sociales et sciences dures (question pour Estelle, Max, Justine ! ) voir mon autre « post »: « Quels rapports entre réflexivité et design ?)
  • Une méthode d’enquête : l’incident diplomatique

La réflexivité : De la vertu épistémologique aux versions mises en rapports, en passant par les incidents diplomatiques, François Thoreau et Vinciane Despret Revue d’anthropologie des connaissances 2014/2 (Vol. 8, n° 2), pages 391 à 424

La méthode d’enquête est celle de l’incident diplomatique : Vinciane Despret et  François Thoreau doivent comprendre quelles sont les formes de réflexivité dans les sciences. Pour répondre à cette question deux méthodes classiques :

  • L’observation longue, la participation aux réunions, discussions, etc. pour saisir avec une grille ce que le chercheur/observateur considère comme réflexif dans les discours.
  • L’interview mais qui peut difficilement aborder la question de façon frontale et qui peut faire perdurer l’illusion que le chercheur en science sociale est plus réflexif que celui en science dure, et finalement ne pas saisir ce qui fait le « réflexif » dans la recherche.

Ils optent pour une troisième méthode : L’incident diplomatique. Dans l’énonciation, l’enquêteur se met à la fois du côté de l’interviewé et à distance de ses pairs en « déballant » et se démarquant de l’accusation récurrente dans les discours circulants : les scientifiques des sciences dures n’ont pas de posture réflexive. Cette provocation est accompagnée ainsi d’une complicité sous-jacente implicite dans les contenus mais explicite dans la posture entre interviewer et interviewé.

« Plus concrètement, nous avons décidé de leur faire une offre de « guerre » (Stengers, 2003 [1997]) en ouvrant chaque interview par un « incident diplomatique », protocolairement établi. Au début de chaque rencontre, nous allions annoncer, sans ménagement, que le but de notre venue était de vérifier ce qui implicitement circule dans notre communauté : que les scientifiques des sciences dites « dures » n’ont aucune forme de réflexivité. Si nos interlocuteurs acceptaient cette provocation et comprenaient implicitement qu’en l’affirmant de manière aussi claire, nous tenions à nous en démarquer ou à tout le moins la mettre à l’épreuve, cet incident diplomatique devait se transformer en une possibilité de pourparlers : l’incident diplomatique, si nos interlocuteurs en acceptaient le jeu, devait alors être compris et traduit en un « incident à visée diplomatique » : une offre de guerre pour construire une proposition de paix. Il s’agit en d’autres termes, comme le propose Latour, de passer d’une situation de guerre totale menée par des pacifistes absolus, à une situation de guerre ouverte qui offre des perspectives de paix véritable (Latour, 2000, p. 7). »

Cette organisation de l’énonciation se double d’une représentation. Plutôt que de répondre uniquement pour elle, la personne interviewée doit « représenter » les scientifiques (ses collègues) et imaginer leur réponse. La situation est ainsi dramaturgique, une mise en scène d’un espace public de débats sur la question.

Conclusion: poser des questions en tant que designer

Le piège que dénoncent Thoreau et Despret est celui de cadrer les réponses de l’interviewé(e). L’entretien constructiviste qui consiste à laisser ouvert les sujets de la discussion à l’interviewé(e) a l’avantage d’éviter l’écueil, mais l’inconvénient de ne peut être jamais aborder la question qui intéresse le/la chercheur/se. L’entretien « diplomate » est plus directif, mais il évite de donner les réponses à la place de l’autre. Le contrat de communication est d’abord un

  • « vous et moi » : on est dans le même bateau
  • mais je n’ai aucune certitude sur le sujet.

Il est ainsi basé sur une posture dialectique d’interview dans un horizon d’intercompréhension où la question est de définir ensemble ce que « réflexif » veut dire.

Cette posture est nécessaire dans ce contexte parce qu’en quelque sorte elle est assortie de la dimension performative de l’énoncé : en posant la question de la réflexivité en tant que chercheurs en sciences sociales, ils risquaient de sous-entendre qu’ils étaient les seuls à le savoir.

  • l’entretien est explicite sur la difficulté

« Nous avons imaginé que la solution, si elle devait être construite, devait passer par le fait de partager avec les scientifiques ce qui constituait notre problème et de créer avec eux un doute sur le bien-fondé de notre posture. Notre démarche a donc consisté à convier des scientifiques à imaginer ce que pourrait être, pour eux, la « réflexivité ». Notre question a donc partie liée avec la manière d’énoncer et de partager notre problème »

  • En tant que chercheurs en design

Poser des questions en tant que designers, nous ramènent exactement à la même situation d’enquête : en posant des questions sur la conception, on peut facilement être considérés comme des experts qui ont déjà la réponse à la question. Pour rencontrer nos interlocuteurs sur le plan de la conception, il faut donc saisir ce qui dans nos entretiens nous rapprochent (chacun a des espaces et  des méthodes de conception) et sur ce qui crée conflit.