Le designer n’est pas un pur esprit : le rôle des « dispositifs » dans la conception

Le designer n’est pas un pur esprit : il doit rencontrer un environnement tangible et humain qui lui permet l’exploration mêlant dans un même mouvement l’imaginaire et le réel. Cet environnement c’est celui qu’il trouve dans des « dispositifs ». Pour comprendre ce concept de dispositif et surtout son lien possible avec le design, il faut dépasser sa dimension strictement contraignante.

Grâce à la thèse de Rose Dumesny, j’ai relu le texte d’Emmanuel Belin : Belin_bienveillance_dispositif dans la revue Hermès, n° 25, 1999, pp.245-259, qui visite les concepts de dispositif et de médiation.

  1. Origine du concept de dispositif : aux antipodes du design

Foucault présente ainsi le dispositif : « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions règlementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments ». (Surveiller et Punir, 1975)

Comme Foucault s’intéresse aux prisons et aux hospices pour fous, les dispositifs sont présentés essentiellement comme des systèmes de contrôle où la créativité n’est pas le maître mot. D’ailleurs, la plupart des textes présentent le dispositif sous sa forme contraignante, expression d’un pouvoir dominant qui se matérialise dans les institutions, les langages, les dimensions matérielles et symboliques de la vie quotidienne (Agamben Qu’est-ce qu’un dispositif ?, 2007).

Même de Certeau (L’invention du quotidien. T1 Les arts de faire, 1980) n’échappe pas à cette vision puisqu’il décrit les formes d’évitement, de braconnage, de détournement de ces structures sociales qui s’imposent à nous.

Mais, Belin propose de montrer l’autre face du dispositif : sa face pas seulement « dis_ » mais « _positive » c’est-à-dire un milieu qui n’est ni dedans ni dehors, ni fantasmatique ni brutalement déterminé par la réalité, qui est le lieu d’articulation de notre imaginaire et du monde réel, un milieu actionnable : reconfigurable, jouable, explorable.

  1. Une nouvelle définition du dispositif : un espace potentiel

Belin remarque que la vision centrée sur le pouvoir laisse trop vite de côté ce que les dispositifs nous permettent de dis-poser, c’est-à-dire de tenir à distance pour mieux explorer. Il ne nie pas l’expression des enjeux de pouvoir mais analyse ce que ces dispositifs, à la fois en dedans et en dehors de nous, nous permettent de faire.

« Une telle définition [celle de Foucault] nous semble renvoyer à la description de dispositifs concrets mais non à la place de l’acte de disposer, de prendre ses dispositions, que nous voulons mettre en avant ici. Le dispositif foucaldien, en somme, correspond à la notion de réseau et répond à une volonté de traiter beaucoup de choses en même temps ; notre approche, au contraire, consiste à distinguer, dans tous les éléments qu’il donne, certains gestes qui reposent moins sur l’édiction d’une loi que sur la mise en place de conditions. »

Pourquoi est-ce important pour le design ?

– parce que la théorie de Belin, inspirée de Winnicott, relie imaginaire et tangible d’une façon convaincante.
– parce que cette théorie renforce le modèle médiologique du design : les médias sont des matériaux à la fois tangibles et porteurs d’imaginaires qui nous permettent de créer de nouveaux mondes dans un entre deux : celui de notre subjectivité et celui de nos environnements. Penser les médias et les médiations est ainsi indispensable à une meilleure compréhension du design.

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Quels rapports entre réflexivité et design ?

Dans un texte sur l’exploration du concept et des pratiques de réflexivité en recherche, Vinciane Despret et de François Thoreau présentent

  • une enquête sur la réflexivité dans les sciences : sciences sociales et sciences dures (question pour Estelle, Max, Justine ! )
  • Une méthode d’enquête : l’incident diplomatique

La réflexivité : De la vertu épistémologique aux versions mises en rapports, en passant par les incidents diplomatiques, François Thoreau et Vinciane Despret Revue d’anthropologie des connaissances 2014/2 (Vol. 8, n° 2), pages 391 à 424

Les entretiens montrent les catégories de « réflexivité » que partagent sciences sociales et sciences dures :

  • Explicitation de la situation de recherche : expliquer le contexte et la posture de la/du scientifique,
  • Portée éthique des actions,

« Ce qu’elle [une interviewée] nous propose, relève de mouvements réflexifs très proches des nôtres : situer le propos et envisager la portée de ce que l’on fait. Nous sommes bien sur un terrain d’accord. »

En revanche une troisième forme de réflexivité apparaît qui n’est pas nécessairement linguistique :

« Mais un troisième mode apparaît qui, sur le moment, nous a partiellement échappé, car il nous est moins spontanément familier. Il s’agit de la question des choix opérés dans le contexte de pratiques matérielles.  Il nous apparaît, à la relecture, que Jacqueline Lecomte-Beckers articule de manière explicite les choix matériels à la question de la réflexivité : « Moi, je fabrique des choses, nous dira-t-elle. Donc, c’est vrai qu’il y a des choix qui sont importants au niveau matériel, effectivement. »

Il y aurait donc une réflexivité matérielle : qui passe par l’abstention de faire, de poursuivre, de commercialiser. Cette réflexivité matérielle engage le chercheur dans un débat intérieur sur la façon dont le produit sera utilisé ou la façon dont on communiquera sur lui.

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L’incident diplomatique. Leçon d’une méthode pour le design

Dans un texte sur l’exploration du concept et des pratiques de réflexivité en recherche, Vinciane Despret et de François Thoreau présentent

  • une enquête sur la réflexivité dans les sciences : sciences sociales et sciences dures (question pour Estelle, Max, Justine ! ) voir mon autre « post »: « Quels rapports entre réflexivité et design ?)
  • Une méthode d’enquête : l’incident diplomatique

La réflexivité : De la vertu épistémologique aux versions mises en rapports, en passant par les incidents diplomatiques, François Thoreau et Vinciane Despret Revue d’anthropologie des connaissances 2014/2 (Vol. 8, n° 2), pages 391 à 424

La méthode d’enquête est celle de l’incident diplomatique : Vinciane Despret et  François Thoreau doivent comprendre quelles sont les formes de réflexivité dans les sciences. Pour répondre à cette question deux méthodes classiques :

  • L’observation longue, la participation aux réunions, discussions, etc. pour saisir avec une grille ce que le chercheur/observateur considère comme réflexif dans les discours.
  • L’interview mais qui peut difficilement aborder la question de façon frontale et qui peut faire perdurer l’illusion que le chercheur en science sociale est plus réflexif que celui en science dure, et finalement ne pas saisir ce qui fait le « réflexif » dans la recherche.

Ils optent pour une troisième méthode : L’incident diplomatique. Dans l’énonciation, l’enquêteur se met à la fois du côté de l’interviewé et à distance de ses pairs en « déballant » et se démarquant de l’accusation récurrente dans les discours circulants : les scientifiques des sciences dures n’ont pas de posture réflexive. Cette provocation est accompagnée ainsi d’une complicité sous-jacente implicite dans les contenus mais explicite dans la posture entre interviewer et interviewé.

« Plus concrètement, nous avons décidé de leur faire une offre de « guerre » (Stengers, 2003 [1997]) en ouvrant chaque interview par un « incident diplomatique », protocolairement établi. Au début de chaque rencontre, nous allions annoncer, sans ménagement, que le but de notre venue était de vérifier ce qui implicitement circule dans notre communauté : que les scientifiques des sciences dites « dures » n’ont aucune forme de réflexivité. Si nos interlocuteurs acceptaient cette provocation et comprenaient implicitement qu’en l’affirmant de manière aussi claire, nous tenions à nous en démarquer ou à tout le moins la mettre à l’épreuve, cet incident diplomatique devait se transformer en une possibilité de pourparlers : l’incident diplomatique, si nos interlocuteurs en acceptaient le jeu, devait alors être compris et traduit en un « incident à visée diplomatique » : une offre de guerre pour construire une proposition de paix. Il s’agit en d’autres termes, comme le propose Latour, de passer d’une situation de guerre totale menée par des pacifistes absolus, à une situation de guerre ouverte qui offre des perspectives de paix véritable (Latour, 2000, p. 7). »

Cette organisation de l’énonciation se double d’une représentation. Plutôt que de répondre uniquement pour elle, la personne interviewée doit « représenter » les scientifiques (ses collègues) et imaginer leur réponse. La situation est ainsi dramaturgique, une mise en scène d’un espace public de débats sur la question.

Conclusion: poser des questions en tant que designer

Le piège que dénoncent Thoreau et Despret est celui de cadrer les réponses de l’interviewé(e). L’entretien constructiviste qui consiste à laisser ouvert les sujets de la discussion à l’interviewé(e) a l’avantage d’éviter l’écueil, mais l’inconvénient de ne peut être jamais aborder la question qui intéresse le/la chercheur/se. L’entretien « diplomate » est plus directif, mais il évite de donner les réponses à la place de l’autre. Le contrat de communication est d’abord un

  • « vous et moi » : on est dans le même bateau
  • mais je n’ai aucune certitude sur le sujet.

Il est ainsi basé sur une posture dialectique d’interview dans un horizon d’intercompréhension où la question est de définir ensemble ce que « réflexif » veut dire.

Cette posture est nécessaire dans ce contexte parce qu’en quelque sorte elle est assortie de la dimension performative de l’énoncé : en posant la question de la réflexivité en tant que chercheurs en sciences sociales, ils risquaient de sous-entendre qu’ils étaient les seuls à le savoir.

  • l’entretien est explicite sur la difficulté

« Nous avons imaginé que la solution, si elle devait être construite, devait passer par le fait de partager avec les scientifiques ce qui constituait notre problème et de créer avec eux un doute sur le bien-fondé de notre posture. Notre démarche a donc consisté à convier des scientifiques à imaginer ce que pourrait être, pour eux, la « réflexivité ». Notre question a donc partie liée avec la manière d’énoncer et de partager notre problème »

  • En tant que chercheurs en design

Poser des questions en tant que designers, nous ramènent exactement à la même situation d’enquête : en posant des questions sur la conception, on peut facilement être considérés comme des experts qui ont déjà la réponse à la question. Pour rencontrer nos interlocuteurs sur le plan de la conception, il faut donc saisir ce qui dans nos entretiens nous rapprochent (chacun a des espaces et  des méthodes de conception) et sur ce qui crée conflit.

In-Possible. Before an idea is brought to life _ADAM_Bruxelles_ museum of design

Extended until January 12, 2020

Very courageous exhibition by Alessi (Francesca Appiani, Museo Alessi curator) : all things that seemed to be excellent ideas (and that were) but which were never produced and why.

I listed the different reasons why these amazing projects were finally in-possible.

  • Evolution of standards

Ex: Erwan et Ronan Bouroullec, condiment set and « Oval » carafe, 2010. « The standard required restaurants to have condiments in their containers so that they could know the manufacturer’s information and the expiration date. »

  • Competition

Artifact already made by a competitor at the same time like Jakob Wagner, bottle holder, 2010 honeycomb.

  • Structural and ergonomic problems

For instance, Luigi Fiorentino, cheese grater, 1996
“The light and curvilinear design made the whole (the rasp in particular) structurally fragile: the mechanical pressure exerted on the object during its use would inevitably have distorted the fine supporting elements.”

 

 

  • Technical difficulty
    For example, Andrea Morgante, « Phylum » lamp, 2011 put the technicians in Alessi’s soaking mold to the test. Her industrial production involved a major challenge. After a long period of the project was suspended in the absence of a sustainable solution for the production mass of an object so complex. »
  • Production costs

For example for 3D printing of pens. Giulio Iacchetti (art direction), projects by: Marco Ferreri, Alessandro Gnocchi, Giulio Iacchetti, Chiara Moreschi, Mario Scairato and Alessandro Stabile, « Alessi goes digital » – search for a collection of native digital markers, 2013/2016

  • Unpleasant experience (and therefore aesthetic)

Elena Manferdini, fruit baskets, 2005 “The cut and folded metal sheet required by the designer however, proved to be dangerously sharp and uncomfortable to handle, a problem impossible to solve without compromising the sinuous and natural forms created by the designate”.

But also weight problems : for instance Greg Lynn – FORM, barbecue, 2003

  • A discrepancy between the intentions of the designer and the results presented in the prototypes as with Alessandro Mendini, « Vase Venini », 2004

“The reason the project was interrupted, however, had nothing to do with these problems but rather with the fact that Mendini found the shape of the glass overflowing with sides of the steel object particularly unsightly. Thanks to the prototypes, it was possible to see the objects in their physicality and to see that they were far enough away from the sophisticated elegance suggested by the designer’s original sketches”.

 

  • Doubts about the possible reception by the public

Chiara Moreschi, mirrors, 2010 : “The first tests, performed on the collection of table mirrors, raised some doubts on the understanding of the project by the people. The mirrors created by Moreschi were clearly fascinating but a lack of clarity surrounded their use and they were also difficult to handle.”

Or like Giovanni Levanti, magazine rack « Servomuto », 2011 “The function of the object was not understandable by its shape, as it looked like a bar stool, a tripod, or another room unconventional furniture. Levanti spoke of this project as an « amphibious object » because it had its place in different rooms of the house: the living room, the bathroom, the bedroom, etc. The ambiguous form of the project and the uncertainties about its functionality led to its suspension.”

Hans Hollein, Melitta coffee maker, 1980. “In 1980, architect Hans Hollein began working on the design of a coffee maker Melitta. The main unknown of the project was the possible reaction of the public: accustomed to its anonymous and inexpressive nature, how could a version with a more formal definition be to be received? In addition to some production problems, the coffee maker has never been because of this: the feeling was that the people for whom Hollein had conceived the project might not have understood (and therefore accepted) such a sophisticated object.”

  • Conclusion: An interesting take away fact of this exhibition is that Alessi works like a design lab: elaborating on different media, shapes, textures, colors, to explore new interpretation of everyday objects. The projects that were not immediately industrialized actually allowed for the production of knowledge that supported other products.

For example : Carlo Alessi, parmesan pot, oil and vinegar set, 1949
« Son of the founder of the company, Giovanni Alessi, Carlo joined the family business from his younger age and designed most of the artifacts from the mid-1930s to 1940s. These two objects belong to the initial phase of experimenting with the potential of a « New » material that, at the time, was beginning to be known: stainless steel. Made from a single sheet of metal cut and folded, the two projects were not never produced. However, they represent an important step in the development industrial company. Initially founded to make copper handicrafts, brass and nickel-silver (then chrome, nickel or silver), Alessi began this development in the late 1940s, selecting from its catalog of articles that can be made of stainless steel using industrial processes. »

Dossier de Presse IN-POSSIBLE FR

Beauté et sciences

Le savant n’étudie pas la nature parce que cela est utile; il l’étudie parce qu’il y prend plaisir et il y prend plaisir parce qu’elle est belle. […] je veux parler de cette beauté plus intime qui vient de l’ordre harmonieux des parties, et qu’une intelligence pure peut saisir.
The scientist does not study nature because it is useful to do so. He studies it because he takes pleasure in it, and he takes pleasure in it because it is beautiful. […] What I mean is that more intimate beauty which comes from the harmonious order of its parts, and which a pure intelligence can grasp.

      • Henri Poincaré, Part I. Ch. 1 : The Selection of Facts, p. 22

Le sujet de thèse de Estelle Chaillat du Codesign Lab en partenariat avec les départements de Design et  Biologie de l’ENS Saclay porte sur cette question épineuse des rapports entre la beauté et la science, en particulier la biologie : la beauté est-elle une fin pour les scientifiques ? La beauté comme moyen est-elle une pratique des scientifiques ?
Pour alimenter le débat :
POUR :      un très bon texte de Girod, Rau et Schepige
CONTRE : un livre (signalé par Julien Bobroff, lui même professeur de physique)  de la physicienne Sabine Hossenfelder qui explique que de toujours vouloir chercher la beauté ne mène pas forcément à de la bonne science : Lost in Math: How Beauty leads Physics Astray chez Basic Books (12 juin 2018). Elle présente cette recherche ici.

Ce livre est très intéressant parce qu’il explique ce qui est considéré comme « beau » pour les physiciens :

– simplicité relative (pour le même résultat ne retenir que la théorie la plus simple cf Rasoir d’Ockham), ou absolue (mobilise un nombre limité d’assomptions par exemple dans le paradigme de la symétrie ou de l’unification)

– « naturalness » générale (les nombres sans dimension ne dépasse pas 1 ou pour le dire autrement des objets appartenant à une même catégorie doivent être semblables : les roses ont toutes à peu près la même taille)  ou la « naturalness » technique: « small numbers are allowed if we can explain why they are small »

Siipi_Dimensions of Naturalness

– elegance: « you want it to be simple but you don’t want it to be too simple, because it would be boring » « a theory that brings the unexpected, that brings surprise ». cf String theory

Conclusion :
– Du point de vue de Sabine Hossenfelder la beauté ne peut être une fin en soi mais elle peut offrir des hypothèses. En revanche, elle ne doit pas être la seule façon de créer des hypothèses.
– Les critères sont très limités : on pourrait donc argumenter que le problème du beau n’est pas la quête mais la définition par trop limitée de la beauté chez les physiciens.